Qui n'a pas vécu dans les années voisines de 1789 n'a pas connu le plaisir de vivre, disait Talleyrand. Mais qui n’a pas connu l’Ancien Régime n’a pas connu non plus le plaisir de la bureaucratie.
On oublie parfois que le principal accomplissement de la Révolution française fut de faire table rase d’une immense quantité de règlements et de normes qui obstruaient l’activité française. L’Ancien régime était le paradis de la paperasse, des taxes et des bureaux. Grimm écrivait à Diderot :
Pas trop gouverner est un de ces grands principes de gouvernement qu’on n’a jamais connu en France. Le défaut des lois est encore moins nuisible à la prospérité publique que la fureur de tout régler ; c’est cependant là notre grande maladie. En lisant le code des règlements qui existent dans le royaume sur les différents objets de commerce, on peut se vanter de connaître le recueil le plus impertinent et le plus absurde qui ait jamais existé. (…) Chaque règlement donne de l’autorité et du crédit à quelque sot ou à quelque fripon. Il faut des inspecteurs dans toutes les villes où l’on fabrique [d]es draps, pour savoir si la mesure prescrite est observée ; il en faut dans les ports, pour savoir si l’on n’en embarque pas au-delà de la quantité permise. (…) Le véritable esprit des lois de France est cette bureaucratie dont feu M. de Gournay, cet honnête et digne citoyen, se plaignait tant : ici les bureaux, les commis, les secrétaires, les inspecteurs, les intendants ne sont pas établis en faveur de la chose publique ; mais la chose publique paraît établie pour qu’il y ait des bureaux.1
A la multiplication des règlements s’ajoutait celle des péages et des taxes. En 1679, Colbert avait demandé à ses intendants de réformer les péages abusifs, sans succès. En 1683, l’intendant de Limoges2 notait que “Les péages se multiplient tous les jours, en sorte qu’une marchandise ne peut venir de bas en haut Limousin qu’elle ne paye dix-sept à dix-huit différents péages en l’espace de seize lieues de chemin.” On supprima 154 taxes de ce type dans le seul Languedoc au cours du XVIIIe siècle, preuve de l’énorme travail de rationalisation qu’il fallait entreprendre. Vauban remarquait que beaucoup d’agriculteurs préféraient voir leur production pourrir sur place que de faire l’effort vain d’essayer de la vendre sur le marché, tant les taxes et la réglementation étaient pesantes.3 A Chantilly, le 24 avril 1671, le cuisinier Vatel se suicida lors de festivités offertes à Louis XIV par le prince de Condé, parce qu'il craignait de ne pas pouvoir servir suffisamment de poisson frais pour le repas du jour : la livraison avait notamment été retardée par… des formalités aux péages.4
Le problème avait donc deux sources : une tendance instinctive à la réglementation et la dispersion des compétences sur le territoire. Adam Smith déplorait5 qu’“en France, les différentes lois fiscales en vigueur dans les diverses provinces exigent la présence d'une multitude d’agents du fisc, non seulement aux frontières du royaume, mais aussi aux limites de presque chaque province, afin soit d’empêcher l’importation de certains biens, soit de la soumettre au paiement de certains droits, ce qui ne manque pas de perturber considérablement le commerce intérieur du pays.” La bureaucratie allait de pair avec l’absence de centralisation.
Le pouvoir des bureaux et l’emprise de la paperasse ne datent pourtant pas de l’invention du néologisme “bureaucratie” par Vincent de Gournay ; ce sont des inconvénients propres à toute civilisation suffisamment sophistiquée. Un récent article6 a publié un papyrus grec inédit qui contient les notes d’un procureur romain relatives à un procès pour fraude fiscale dans les années 129 à 132 de notre ère en Judée et en Arabie. Un certain Saulos avait arrangé une vente fictive d’esclaves à un Chaereas, tout en gardant en réalité la possession des esclaves, ce qui lui permettait d’éviter l’impôt. Un autre esclave, nommé Onésimos, avait été affranchi sans paiement des taxes d’affranchissement. La fraude en elle-même me frappe moins que l’encadrement réglementaire de ces actes. Dans les péplums, quand un personnage achète un esclave au marché, il se contente de tendre une bourse au vendeur et emporte directement sa nouvelle acquisition. C’est moins cinégénique, mais il fallait en réalité signer des documents, y apporter des tampons, déposer ces documents dans les archives notariales (chreophylakeion), payer un timbre à l’achat (25% de la valeur de l’esclave tout de même !), tenir registre de l’ensemble de la transaction, faire éventuellement face aux investigations du fisc romain.
Ce n’est pas le seul exemple. Une inscription de 62 après J.-C. à Ephèse7 décrit le système de taxation des marchandises : chaque produit doit être enregistré auprès des collecteurs d'impôts dans des points d'enregistrement spécifiques (il y en a une trentaine) et subir l’application de taxes qui, bien sûr, comprennent des procédures d'exemption et voient se superposer différentes législations fiscales à travers le temps (le texte fait référence à plusieurs lois de 123, 75, 72 et 17 av. J.-C.). L’articulation des réglementations locales, provinciales et impériales, la multiplication des niveaux et des ressorts de juridiction, sans compter l’arbitraire des fonctionnaires et gouverneurs, devait rendre la navigation de la législation antique particulièrement pénible. On a tendance à associer la bureaucratie à la modernité, mais on peut se consoler en se souvenant qu’elle est de tout temps.
L’Ancien régime présentait à peu près le même visage : là aussi s’enchevêtraient les couches et les cartes réglementaires, sans unité ni cohérence. Pourtant le XVIIIe siècle, comme d’ailleurs les débuts de l’Empire romain, avait connu le développement de premières rationalisations de l’administration ; pour certains gouvernants européens de l’époque des Lumières, par exemple en Prusse, la bureaucratie était un idéal permettant précisément de sortir de la confusion arbitraire qui prévalait jusque-là. A leurs yeux, la bureaucratie devait présenter l’avantage d’être pyramidale, uniforme, professionnelle, et méritocratique ; elle tranchait avec le règne des principicules locaux. Au début du siècle suivant, Hegel devait désigner la bureaucratie comme la “classe universelle”, au-dessus des intérêts particuliers, et faire l’éloge de l’administration comme “l’esprit de l’Etat”. On peut en fait distinguer deux types de bureaucratie : l’une est un produit de la raison et a pour vocation d’ordonner le monde, l’autre est un assemblage bringuebalant d’organismes s’arrogeant des droits sur les activités et les hommes. La première naît d’une volonté consciente et cohérente, la seconde s’étend par créations sporadiques.
La bureaucratie d’Ancien Régime appartient à la seconde catégorie et c’est peut-être la raison pour laquelle c’est en France que la bureaucratie fut la moins défendue et la plus critiquée. La tendance spontanée et déjà bien ancrée au règne arbitraire des bureaux, dénoncée par Gournay et Grimm, rendait les intellectuels français hostiles même à une bonne application des principes administratifs modernes. Dans une intervention à l’Assemblée du 2 novembre 1790 qui ne déparerait pas au sein d’un épisode de Yes Minister, Mirabeau explique la manière dont sont prises les décisions financières de la France :
Nous connaissons la tactique de ce département [le ministère des finances], toute réduite en bureaucratie. Jamais ministre des finances n’a eu la moindre notion de la science et du véritable régime monétaire. (…) Des commis importants faisaient tantôt un édit, tantôt un arrêt du conseil ; ils en disaient deux mots au chef qui n’y entendait presque rien ; le chef en disait deux mots au ministre qui n’y entendait guère plus ; le ministre faisait son rapport au conseil par-devant les conseillers d’État qui n’y entendaient pas davantage, et voilà la loi faite. D’autres fois ces commis, ne sachant quel parti prendre, écrivaient des lettres qui n’avaient pas le sens commun ; ils les faisaient signer par les ministres qui souvent ne connaissaient de la lettre que ce qu’en avait voulu dire un commis. La manière des ministres était singée par tous les chefs que le crédit et non le talent avait mis à la tête de quelque partie de l’administration ; en dernière analyse, c’était un commis subalterne qui faisait la besogne.
L’accumulation de ces décisions, arbitraires à force de n’être pensées par personne, entraînait autant de thromboses pour l’économie française. La grande difficulté est que personne, dans les dernières années de l’Ancien régime, n’avait été capable de redonner de la cohérence à la réglementation en vigueur. En fait, il était impossible de simplifier les choses sans les réécrire de zéro : il fallait tout détruire avant de reconstruire rationnellement. Mirabeau lui-même le voyait bien en matière monétaire, et sa réflexion s’applique à tous les autres domaines :
J’attendais, et l’Assemblée avait droit d’attendre du comité un travail constitutionnel, un travail digne des législateurs d’une grande nation ; le comité semblait vous l’annoncer lorsqu’il promettait de lever l’appareil de la plaie monétaire et d’en sonder la profondeur et les sinus ; il n’a pas vu que la plaie, dont il vous entretient, est une légère égratignure, et que la véritable guérison qu’on attend de lui, c’est celle du corps monétaire qui pèche par sa constitution.
La Révolution fit donc le travail en profondeur que la monarchie n’avait su faire que de manière superficielle. Le décret des 9 et 15 mars 1790 abolissait sans indemnité et d’un seul coup les “droits de péage de long et de travers, passage, halage, pontonnage, barrage, chaînage, grande et petite coutume, tonlieu et tous autres droits de ce genre ou qui en soient représentatifs, de quelque nature qu’ils soient ou sous quelque dénomination qu’ils puissent être perçus par terre ou par eau, soit en nature soit en argent.” Celui du 2 mars 1791 abolissait les droits des corporations artisanales. La fameuse loi Le Chapelier du 14 juin 1791 supprimait, de manière radicale, les communautés d'exercice collectif des professions. On harmonisait en même temps l’administration provinciale en créant les départements, on créait de toutes pièces le système métrique pour faciliter le commerce, on commençait à unifier la législation civile et pénale. Le Directoire, le Consulat puis l’Empire finirent par mettre en place les principes modernes de la bureaucratie - hégeliens, en un sens - en visant cette fois la rationalisation des moyens de l’Etat. Il avait fallu mettre à bas tout l’Ancien Régime pour passer de la vieille bureaucratie à la moderne.
On pense souvent à la Révolution française comme une rupture politique et constitutionnelle, mais sa dimension administrative et économique est au moins aussi impressionnante ; c’est l’un des rares moments où un Etat parvient à réaliser sur lui-même le nettoyage à fond dont il avait besoin. Les règlementations et les bureaux s’accumulent comme les feuilles mortes, sans qu’on s’en rende compte. Ce n’est pas qu’ils soient mauvais en soi, mais leur multiplication avec le temps leur fait nécessairement perdre en cohérence et en simplicité. Parfois, il n’y a pas d’autre choix : il faut repenser la loi par les premiers principes. La période 1789-1812 en est sans doute le meilleur exemple ; 1945 et 1958 en fut un autre. Cela fait désormais plusieurs décennies que nous n’en avons pas connu. Si l’on veut simplifier, il ne suffira pas d’un “choc de simplification” ou d’un “comité interministériel de la transformation publique” ; il faudra, au sens propre, une Révolution.
Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot depuis 1753 jusqu'en 1790. Tome 4, lettre du 15 juillet 1765
Cité par Yves Durand, Vivre au pays au XVIIIe siècle, PUF.
Vauban, Projet d’une dîme royale, 1707
Reynald Abad, « Aux origines du suicide de Vatel : les difficultés de l'approvisionnement en marée au temps de Louis XIV », XVIIe siècle, n° 217, 54e année, n° 4-2002, p. 631-641.
Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, II.
A. Dolganov, F. Mitthof, H. M. Cotton, A. Ecker, “Forgery and Fiscal Fraud in Iudaea and Arabia on the Eve of the Bar Kokhba Revolt: Memorandum and Minutes of a Trial before a Roman Official (P.Cotton)”, Tyche 37 (2022), p. 37-162.