La fin des institutions et le triomphe des personnages
Une théorie cyclique de l'histoire, et pas de chance, nous sommes dans le mauvais cycle
Voici une hypothèse : les sociétés alternent entre des périodes où les institutions prédominent, et d’autres où des personnages prédominent. Il me semble que nous sortons d’une époque d’institutions, et que nous entrons dans une époque de personnages.
L’époque dont nous sortons – celle du grand XXe siècle – était remplie d’institutions impersonnelles : le parti communiste, la NASA, EDF, le FMI, la communauté européenne. Bien sûr, elles étaient animées par des hommes et des femmes, et avaient parfois des représentants charismatiques. Mais elles n’en étaient pas dépendantes, au contraire. Leur poids dépassait de très loin les individus qui les composaient, et elles leur survivaient. D’ailleurs, c’est à la même époque qu’est née l’historiographie issue des Annales et qui valorise le temps long et les faits de société plus que les événements et les individus ; ce n’est peut-être pas un hasard.
Nous sommes en train de sortir de ce monde-là. Les institutions sont en train de se démonétiser, et nous voyons revenir au premier plan les personnages. Elon Musk en est l’exemple le plus frappant. Ses entreprises sont intimement liées à sa propre personne. Malgré leurs énormes capitalisations, elles n’ont presque pas de possibilité d'existence en dehors de lui. S’il disparaissait du jour au lendemain, il y a fort à parier que le cours de Tesla s’effondrerait aussitôt. D’ailleurs, il n’y a pas besoin d’en faire l’expérience de pensée ; sa carrière politique démontre à quel point l’effritement de son image publique éclabousse ses entreprises. Idem dans son rôle au gouvernement : le Department of Government Efficiency, le DOGE, dirigé par Musk, est formellement une agence de l’Etat fédéral américain. Mais de toute évidence, ce qui compte dans cet département, ce n'est pas le département, c'est son directeur ; d’ailleurs, il est censé s’autodétruire après l’accomplissement de son travail (le département, pas le directeur).
C’est en réalité toute l’administration Trump qui sort de l’ère des institutions. Désormais, c'est Donald Trump qui dirige, et pas la Maison Blanche ou l’Etat fédéral. Le meilleur symbole en est que les derniers communiqués officiels de la Maison Blanche reprennent exactement le style et les tournures des tweets du président, loin de l’écriture feutrée des communiqués habituels pour ce genre d’institutions. On peut y lire désormais des lignes comme :
« The Fake News losers at CNN immediately tried to fact check it, but President Trump was right (as usual) ».
Auparavant, la Maison Blanche était certes occupée par le président, mais distincte de lui et avec sa propre manière de communiquer. C’était même au contraire au président d’adopter le style de la Maison Blanche.
Le New York Times ou CNN sont désormais moins influents que le podcast de Joe Rogan, qui s'appelle tout simplement The Joe Rogan Experience, ou celui de Lex Fridman. Le présentateur vedette de Fox News, Tucker Carlson, a quitté la chaîne pour proposer son émission personnelle directement sur les réseaux sociaux. Ces journalistes et présentateurs ne voient plus l’intérêt de s’adosser à des institutions établies pour exercer leur influence et trouver leur public : leur propre personne suffit à attirer les spectateurs. Le Washington Post était plus que la somme de ses journalistes. The Joe Rogan Experience emploie des salariés, bien sûr, mais ce n’est pas une institution : c’est une bande qui suit un chef et disparaîtra avec lui.
On aurait tort de croire que ce phénomène se limite aux Etats-Unis. En Russie, il est encore plus avancé ; l’Etat est entre les mains de Vladimir Poutine, qui préside à une reféodalisation rampante, et la principale menace à son pouvoir dans les dernières années est venue de la sédition d’un seigneur de guerre, Evgueni Prigojine. En Europe, nous connaissons des formes différentes, mais bien réelles, de cette évolution. L’élection du président de la République au suffrage universel nous a depuis longtemps habitués au phénomène en France ; la présidence de la République ne compte pas vraiment, ce qui compte, c’est « Sarko », « Hollande », « Macron ». On sait à quel point les partis sont devenus faibles ; à quoi servent la France Insoumise, Horizons, Renaissance ou le Rassemblement national sinon à servir d’infrastructure à des hommes et des femmes politiques que les électeurs suivent pour eux-mêmes, pas pour leurs partis ? Le parti communiste ou le parti socialiste avaient un poids impersonnel mille fois plus grand il y a cinquante ans. Dans le concert européen aujourd'hui, on ne se demande plus si la France et l'Allemagne peuvent trouver des accords sur tel ou tel sujet avec l'Italie ou la Hongrie : on se demande si elles peuvent les trouver avec Meloni et Orban.
Dans tous les domaines, on observe cette tendance. La mode des influenceurs signifie que les marques parviennent moins qu’avant à toucher les consommateurs par leur seule image impersonnelle ; il leur faut passer par l’incarnation d’un individu pour convaincre le public d’acheter leurs produits. Inversement, beaucoup d’influenceurs et de célébrités créent leur propre ligne de produits pour monétiser leur notoriété personnelle. Les stars des années 40 et 50 étaient créées par les studios hollywoodiens et étaient entre leurs mains, malgré leur célébrité. La dynamique s’est depuis inversée.
Ce n’est pas la première fois dans l’histoire. Le premier exemple qui me vient en tête est le passage du monde des cités grecques classiques à l’empire d’Alexandre et au monde hellénistique. Alexandre le Grand est la personnalité par excellence. Son empire conquis de manière inouïe s’est disloqué dès le lendemain de sa mort prématurée. Il n’a pas eu le temps de transformer ses conquêtes en institutions ; au contraire, sa propre épopée a encouragé la naissance d’un monde de personnages. Les Grecs classiques étaient hostiles aux individus trop brillants ; à Athènes, l’ostracisme était une pratique destinée explicitement à leur couper les ailes. La cité fonctionnait comme un système organique ; c’était l’institution par excellence. L’époque hellénistique, qui s’ouvre après Alexandre le Grand, est tout le contraire. Le temps des cités y est révolu. C’est un monde de rois et de reines, de rivalités personnelles, d’égos et de passions. On y voit des acteurs plus grands que nature, comme les Antigone, Démétrios Poliorcète, Bérénice, Pyrrhus ou Cléopâtre. Ce sont eux qui font désormais le monde. Plutarque raconte que
« Un jour Démétrios, revenant de la chasse, entra chez son père comme il donnait audience à des ambassadeurs ; et, après l’avoir salué et embrassé, il s’assit auprès de lui, tenant encore ses dards à la main. Antigone venait de rendre réponse aux ambassadeurs et les renvoyait ; mais il les rappela, et leur dit à haute voix : « Vous direz de plus à vos maîtres comment nous vivons ensemble, mon fils et moi ; » voulant leur faire entendre que la confiance et l’harmonie qui régnaient entre son fils et lui faisaient la principale force de ses États, et étaient la plus sûre preuve de sa puissance. »
Le lien personnel entre le père et le fils sont la meilleure preuve de leur force : c’est le signe d’une époque de personnages. Jamais on n’aurait vu l’équivalent dans l’Athènes des Ve et IVe siècles.

On pourrait citer beaucoup d’autres exemples, de la fin de la République romaine au Directoire, en passant par les guerres de religion. Il est possible que la récurrence des époques de personnages soit liée au progrès des communications. Les réseaux sociaux rendent possible le contact direct d’individu à individu, à une échelle globale. Pourquoi s’embarrasser d’institutions ? Quand on manque de tout moyen de communication, et que la vie sociale se résume à l’échelle d’un village, tout est forcément personnel. Chaque fonction est indissociable de la personne qui l’exerce ; il y faut une culture politique exceptionnelle pour forcer les habitants à se soumettre intégralement à des institutions abstraites, comme dans les petites cités grecques. Quand les moyens de communication progressent et qu’on assiste à l’éclosion des médias de masse et à la possibilité d’administrer à distance (progrès des postes, de l’imprimerie, puis de la radio et de la télévision), l’institution prédomine : il faut la puissance d’une grande organisation pour utiliser ces vecteurs d’information, et aucun individu ne peut encore se les approprier. Mais quand les moyens de communication atteignent un stade granulaire, où tout le monde peut s’en servir gratuitement et sans aucune limite, c’est le contraire qui se produit. L’institution est dépassée de l’intérieur. Nous sommes faits pour préférer instinctivement le contact direct avec les individus aux communications impersonnelles. Nous sommes attachés à la sincérité, et la sincérité ne peut être la marque d’une institution, c’est une qualité purement individuelle. La plus belle institution du monde ne peut offrir que ce qu’elle a. Toutes celles qui ne s’incarnent pas dans une personnalité deviennent donc soit suspectes de fausseté, soit pire : inintéressantes. Personne ne lit un communiqué officiel de l’Elysée ; on veut écouter le président lui-même.
Le problème, c’est bien sûr que les institutions sont au fondement de tout monde civilisé. Max Weber associait la domination charismatique – qui n’est pas très éloignée du monde des personnages – aux « époques prérationalistes ». Les institutions sont des sources de stabilité et de compétences. Elles servent à transmettre les savoirs et à accumuler de l’autorité. Elles donnent accès à des pouvoirs qui sont hors de portée de l’individu. Ce sont elles qui garantissent la solidité d’une société sur le temps long. Nous n’avons pas gagné la guerre de 14-18 grâce au génie d’un Alexandre le Grand ; nous l’avons gagnée grâce à la solidité et à la légitimité de l’Etat et de l’armée française en elle-même. Le monde des institutions est stable, rassurant, prévisible. Il peut aussi être légèrement inhumain, abstrait, ennuyeux (pensons à l’esthétique des institutions européennes actuelles). A l’inverse, tout n’est pas sombre dans les époques de personnages : l’époque hellénistique fut d’une grande effervescence artistique et culturelle. Il arrive parfois aussi qu’un tel moment soit nécessaire à la formation de nouvelles institutions durables quand les anciennes ne fonctionnent plus ; c’est ce qu’ont produit la Révolution et l’Empire. Mais il y a une condition pour qu’une époque de personnages ne sombre pas dans un chaos tribal : il faut de grands hommes, ou de grandes femmes. Si le pouvoir passe des institutions à des hommes médiocres, c’est le chemin direct pour un monde de corruption, de dépeçages et de conflits personnels. Ne reste plus alors qu’à attendre l’arrivée de nouveaux législateurs : ce sont eux qui font le pont entre les deux époques. Ils appartiennent au temps des personnages, et doivent s’illustrer par leur charisme. Mais leur destin est de bâtir des constructions qui leur survivent, comme Clisthène ou Auguste. C’est le seul moyen de rendre pérennes les gains que le génie de quelques-uns aura permis.
Les incarnations peuvent certes être plus fortes que les institutions, mais il est cocasse de voir qu’actuellement en France certes sont les institutions qui peuvent permettre à une insigne nullité de continuer à sévir
Vincent Carenini
Cela me fait penser aux deux mondes du texte de Jules Verne " les cinq cents millions de la bégum" ! et des vertus de France-Ville... :)
Pour l'exemple récent, c'est le poids des institutions opaques qui apparaissait dans la formule "l'administration X", X étant un quelconque 'POTUS' récent, alors que les voix de l'élection se portaient sur un candidat, individu physique unique. Retour de balancier de l'électeur, qui remet la cohérence du choix institutionnel qui lui est promis et la réalité de l'exercice du pouvoir...
Ensuite, effectivement, les institutions sont une organisation nécessaire comme contre-pouvoir à l'hybris de l'élu ("le pouvoir rend fou" ?).
Voir aussi "l'écoute des silences", de Thierry Gaudin : et le cycle de l'innovation, et sa rigidification quand vient la phase d'institutionnalisation... comme toute construction humaine, les systèmes politiques sont des animaux vivants (cf aussi P.Valéry et "Regards sur le Monde actuel")
Merci pour ton texte !