Histoire ancienne des mondes virtuels
Aristote Vision Pro
Il y a deux types de réactions au dévoilement de l'Apple Vision Pro, le casque de réalité virtuelle d'Apple, ce 5 juin 2023. Les uns s'émerveillent devant un petit bijou de technologie immersive. Les autres accueillent avec dégoût un outil repoussant qui, selon eux, ne pourra que séparer les hommes de leurs semblables, voire de la réalité.
Les premiers sont les héritiers d'Aristote, les seconds, de Platon.
La réalité virtuelle au sens large semble être, avec l'intelligence artificielle, la nouvelle frontière de la technologie contemporaine. Apple, Google, Facebook ou Microsoft investissent dans le métavers, terme qui regroupe l’ensemble des applications numériques en trois dimensions censées changer la vie quotidienne de milliards de personnes. Les jeunes Français passent jusqu'à huit heures par jour sur leur téléphone portable, les casques de réalité virtuelle se multiplient, les films à grand budget sont faits aux trois quarts d’images de synthèse que nous ne décelons même plus, et 40% de la population mondiale joue désormais à des jeux vidéo. S’il est un trait caractéristique de notre époque, c’est son entrée massive dans le virtuel.
Certains y voient l’avènement d’une terrible dystopie : chacun se réfugiant dans un opium numérique, les relations concrètes n’existant plus, nous serions livrés à un totalitarisme plus puissant que jamais, ou du moins à la destruction de tout lien social. D’autres sont nostalgiques d’une époque où l’on vivait « dans le moment présent », sans technologie inutile, sans intermédiaire, avec le goût des choses réelles et concrètes. Ils condamnent une modernité qui aurait détaché l’homme de la nature et de la « vraie vie » au profit de l’illusion, de l’éphémère et de l’artificiel.
Et si ces craintes avaient en réalité toujours existé ? Et si le goût des hommes pour le virtuel n’avait rien de propre à notre époque ? Et si l’ambition de créer des mondes virtuels remontait à la plus haute antiquité ?
Au fond de notre idée du virtuel se trouve le fantasme d’un monde reconstitué à l’image du nôtre. La philosophie grecque, Aristote en particulier, avait donné une place centrale au concept de mimèsis (imitation). L’art grec a cherché à immerger le spectateur dans un monde irréel, mais crédible, et plus l’illusion était grande, plus la croyance au monde imaginé était forte, plus il était jugé réussi. Les peintres se félicitaient de voir les oiseaux tenter de manger les grains de raisin dépeints sur leurs tableaux1 ; des hommes tombaient littéralement amoureux de statues de déesses2 ; on disait des poèmes d’Homère qu’ils « faisaient voir » les choses ; le théâtre et des cérémonies religieuses visaient à plonger le spectateur dans une illusion totale. Le classicisme est d’abord la recherche d’une illusion, la plongée dans un monde alternatif et plus beau que la réalité. Aristote y voyait un des propres de l’homme, et peut-être sa caractéristique essentielle :
Le fait d'imiter est inhérent à la nature humaine dès l'enfance; et ce qui fait différer l'homme d'avec les autres animaux, c'est qu'il en est le plus enclin à l'imitation : les premières connaissances qu'il acquiert, il les doit à l'imitation , et tout le monde goûte les imitations. La preuve en est dans ce qui arrive à propos des œuvres artistiques; car les mêmes choses que nous voyons avec peine, nous nous plaisons à en contempler l'exacte représentation, telles, par exemple, que les formes des bêtes les plus viles et celles des cadavres.3
C’est pourquoi un casque de réalité virtuelle ne l’aurait pas fondamentalement étonné ; il aurait probablement vu là une sorte d'état ultime de la poésie ou de la tragédie, dont l’objectif était pour lui, littéralement, de “mettre des objets sous les yeux”.4 Les progrès technologiques nous l’ont fait oublier, mais l’épopée, le théâtre, la peinture étaient d’abord perçues par les Anciens comme d’impressionnantes machines à illusions. Le mythe de Pygmalion, ce sculpteur dont la statue devient vivante, en est l’une des nombreuses illustrations.
Cette ambition ne s’est jamais éteinte ; au contraire, la passion des hommes pour les mondes virtuels s’est enrichie de nouvelles techniques tout au long de l’histoire. A l’époque moderne, l’opéra et le théâtre inventèrent des raffinements de machineries et de mises en scène pour renforcer l’illusion de vérité. Les mises en scène festives de Léonard de Vinci ou les panoramas de la fin du XVIIIe siècle visaient à donner la sensation de se trouver dans d’autres lieux ou d’autres temps. Napoléon s’exclamait devant le tableau de son sacre par David : « Ce n'est pas de la peinture, on marche dans ce tableau » ; c'était ce qui s'approchait le plus, pour lui, de la réalité virtuelle. L’explosion du roman au XIXe siècle a donné à des millions d’individus un sentiment accru de vivre une autre vie que la leur ; c’est le fameux destin d’Emma Bovary, mais c’est aussi la conclusion de Proust, pour qui la seule « vie réellement vécue, c’est la littérature ». Parce que la littérature nous paraît aujourd’hui être une activité sympathique et inoffensive, on ne remarque pas assez à quel point cette phrase est bizarre, et fait de Proust l'équivalent d’un no-life des livres. L’invention de la photographie, puis du cinéma donnèrent de nouvelles expressions à cet appétit d’imitation, avant que les capacités informatiques donnent naissance à ce que nous appelons des mondes numériques.
Or, chaque étape de cette longue histoire fut - comme aujourd’hui - l’occasion de craintes, de fantasmes, d’angoisses et de réprobations. Platon, déjà, reprochait aux poètes et aux artistes de détourner les jeunes gens de la réalité en les séduisant par des illusions : “La peinture, et en général toute espèce d'imitation, accomplit son œuvre loin de la vérité, elle a commerce avec une partie de nous-mêmes éloignée de la sagesse, et ne se propose, dans cette relation, rien de sain ni de vrai.”5 Il aurait probablement fait une crise d’apoplexie en découvrant le casque d'Apple. Le théâtre fut condamné par l’Église ; on craignait que le monde virtuel présenté sur les planches entraîne des passions mauvaises chez les spectateurs, et surtout on se méfiait du principe même de mensonge organisé. Le roman fut l’objet de vives condamnations par les bien-pensants du XIXe siècle, justement parce que son illusion était jugée trop puissante sur les esprits ; les Goncourt écrivaient avec mépris que
Chez la femme du peuple, qui sait tout juste lire, la lecture produit le même ravissement que chez l’enfant. Sur ces cervelles d’ignorance, pour lesquelles l’extraordinaire des livres de cabinet de lecture est une jouissance neuve, sur ces cervelles sans défense, sans émoussement, sans critique, le roman possède une action magique. Il s’empare de la pensée de la liseuse devenue tout de suite, niaisement, la dupe de l’absurde fiction. Il la remplit, l’émotionne, l’enfièvre.6
On craignait que la lecture ne déstabilise la société, ne perturbe les esprits, n'entraîne des maladies ou ne cause des drames familiaux.
La photographie fut qualifiée par certains de « diabolique » en ce qu’elle fixait les images de la création divine. Un article d’un journal allemand, le Leipziger Anzeiger, écrivait au sujet du daguerréotype récemment inventé :
Fixer des images fugitives de miroir n’est pas seulement impossible, mais le simple désir de le faire est un sacrilège. L’homme a été créé à l’image de Dieu et l’image de Dieu ne peut être reproduite par une machine humaine. […] L’homme qui conçoit une telle chose doit se croire lui-même plus habile que le Créateur de l’Univers. Jusqu’ici Dieu a magnanimement toléré le miroir dans la création, lequel miroir est un jouet frivole du Diable. Il a montré sa tolérance en ce que les femmes, plus spécialement, peuvent lire sur la glace du miroir leur propre sottise et vanité. Depuis des milliers d’années, Dieu ne permit jamais à l’image de l’homme de rester éternellement fixée sur un miroir ; pouvons-nous penser que ce même Dieu devienne soudainement déloyal à ses éternels principes, en permettant à un Français de Paris de mettre au monde une invention de la plus diabolique espèce ? Si chaque visage peut être livré et admiré à bon compte par douzaines, l’homme deviendra méchant, superficiel et vain. 7
Au début du XXe siècle, les associations de moralité condamnaient le cinéma comme addictif, mauvais pour la santé et rempli de dangereux exemples, célébrant la sexualité comme la violence. Les mêmes discours furent tenus à la fin du siècle - et le sont encore - sur les jeux vidéos ou les réseaux sociaux.
L’invention de ce que nous connaissons aujourd’hui comme réalité virtuelle, et toutes les polémiques qui entourent les projets de métavers ou d’applications immersives, loin de constituer une nouveauté radicale, peuvent donc être lus comme la nouvelle étape d’une longue et ancienne histoire : celle de la lutte sans cesse recommencée entre la passion humaine pour l’imitation et la crainte - toujours vaine ? - de ses effets pervers.
Cf. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 5.
Cf. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXVI, 10.
Aristote, Poétique, IV, 2-3.
Aristote, Poétique, XVII, 1.
Platon, La République, X, 603a-603b.
Edmond et Jules Goncourt, La Fille Elisa, chapitre 15.
Cf. cet article de Nicolas Devigne.






Une réflexion riche et fascinante.
A faire lire absolument aux nombreux technophobes / passéistes de tout temps qui rejettent de principe ce qui est nouveau / incompris.
Merci.